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Origine http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=1492
>Vous êtes un peu pro-situ ? Savez-vous bien qu’une
bonne partie de Debord, c’est de l’Ellul acidifié
? Vous avez beaucoup lu Ivan Illich ? Savez-vous bien qu’une
bonne partie d’Illich, c’est de l’Ellul appliqué
? Vous digérez Paul Virilio ? Savez-vous bien qu’une
bonne partie de Virilio, c’est de l’Ellul développé
? Un demi-scandale qui dure depuis longtemps est la demi-obscurité
où demeure l’un des penseurs les plus aigus et les
plus fertiles du siècle. Jean-Luc Porquet, qui fait beaucoup
pour insuffler un peu d’esprit neuf au Canard enchaîné,
tente de réparer cette injustice en publiant Jacques Ellul,
l’homme qui avait presque tout prévu.
Il s’agit d’un très utile résumé
de l’oeuvre énorme d’Ellul (presque cinquante
volumes !), incompréhensiblement peu rééditée,
hormis l’essentiel la Technique ou l’enjeu du siècle.
Mentionnons que l’Atelier de création libertaire a
publié Anarchie et Christianisme. Ce dernier titre explique
d’ailleurs pourquoi Ellul sent partout le soufre : trop méchant
politiquement pour être vraiment accepté par les institutions,
il était trop parpaillot pour être accepté par
les politiquement méchants. L’Ellul qui nous intéresse
n’est pas le parpaillot, mais celui qui a su fonder la critique
de la technique. Jean-Luc Porquet a brillamment résumé
« vingt idées fortes sur la technique » :
La technique a récemment changé de nature et forme
désormais système. La technique rend l’avenir
impensable. La technique n’est ni bonne ni mauvaise. L’homme
ne maîtrise pas la technique : elle s’auto-accroît
en suivant sa propre logique. La technique crée des problèmes,
qu’elle promet de résoudre grâce à de
nouvelles techniques. La technique n’en fait qu’à
sa tête, et tant pis pour la démocratie ! La technique
est devenue une nouvelle religion. La technique renforce l’État,
qui renforce la technique. Les transnationales sont les enfants
de la technique. Nous vivons sous l’emprise d’une incessante
propagande. La publicité et le bluff technologique sont les
moteurs du système technicien. Devenue universelle, la technique
est en train d’uniformiser toutes les civilisations : la vraie
mondialisation, c’est elle. Il ne peut y avoir de développement
technique infini dans un monde fini : les techniques épuisent
les ressources naturelles. Plus le progrès technique croît,
plus augmente la somme de ses effets imprévisibles. La technique
s’est alliée à l’image pour piétiner
la parole. La technique a avalé la culture. La technique
a créé un nouvel apartheid ; elle éjecte les
« hommes inexploitables » et les ravale au rang de déchets
humains. La technique prétend fabriquer un homme supérieur,
mais supérieur en quoi ? Une seule solution, la révolution
! (mais elle est impossible).
La réaction la plus probable à cette imposante liste
est de reconnaître la plupart de ces idées-force, car
elles sont devenues le pain et le vin de l’écologie,
de la critique post-situ et de la critique sociale tout court. «
La technique s’est alliée à l’image pour
piétiner la parole » ? Voilà ce que disent Baj
et Virilio dans leur Discours sur l’horreur de l’art
(ACL). « La technique renforce l’État, qui renforce
la technique » ? Mais à quel type de guerre, d’hécatombe,
venons-nous d’assister, sinon celle d’un État
technique et brutal contre un État brutal (et un peuple sans
défense) ? « La technique est devenue une nouvelle
religion » ? De quelles prosternations n’ont pas bénéficiés
l’automobile, l’ordinateur, le téléphone
portable et tant d’autres ! « La technique crée
des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce
à de nouvelles techniques » ? Ah ! l’avenir du
bricolage génétique pour redonner du goût aux
tomates génétiquement adaptées aux étagères
des supermarchés !
On le voit, la progéniture d’Ellul a pour nom Légion.
Mais l’un des plaisirs du livre de Jean-Luc Porquet et de
son usage judicieux de citations d’Ellul est de constater
que la pensée de ce dernier aura été riche,
subtile, variée ; lisez donc ce qu’il dit sur la différence
entre la technique et la science, sur le match entre arbres et automobiles,
sur la fertilisation croisée de tous les domaines techniques,
sur les prothèses sans lequel l’homme moderne est un
invalide et grâce auxquelles il est un invalide, sur l’État
qui existe mais auquel on n’a nul besoin de croire... Allez,
lisez Ellul et Porquet, ils sont à Publico !
Nestor Potkine
Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait presque
tout prévu, éd. du Cherche Midi, 200 p., 18 euros.
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